top of page
  • Photo du rédacteurannepatay

Le Manoir, extrait

Grenoble, 1999




En tout début d'après-midi, l'autre jour, j’ai vu plusieurs sortes d'oiseaux.

Il y avait un "gros-bec", je n'en avais jamais vu…

Et aussi un bouvreuil, frémissant de son plastron presque "corail", sa petite casquette noire sur les yeux.

C'est magnifique, j'en tremblais presque, d'apercevoir ces petites beautés dans les arbres, du balcon.

Aujourd'hui, c'est une mésange bleue, et une sittelle torche-pot, presque dissimulée par le tronc d'un merisier, que j'ai pu glaner de mes jumelles.

Parfois un petit groupe de mésanges à longue queue volette de branche en branche, comme plongé dans une partie de chaises musicales . Leur vol bondissant, fait faire comme une trace d'écriture aux longues plumes gris acier de leur queue. Elles ont toujours l'air de sortir du lit, avec leurs couleurs hésitantes de brun, de blanc, de noir entremêlés. Rien à voir avec la netteté de découpage de la mésange charbonnière, qui porte son masque bien ajusté sur ses joues blanches. Je n'avais jamais tant vu d'espèces différentes. Au Manoir, les fenêtres de la maison étaient trop loin des arbres, même si on réussissait à voir le pic-vert qui venait régulièrement sur la pelouse et quelques geais qui passaient en râlant.

*****

Quand tu te tenais immobile dans le grenier, tu sentais comme un souffle qui traversait les grandes pièces, pas de craquement pas de piétinement, non, c'était un peu caverneux, une respiration de fumeur de boyards, impressionnante.

En plus, les murs avaient une telle inclinaison, ils penchaient vers toi comme si tout allaient s'effondrer. D'ailleurs ton frère le dit , à chaque fois qu'il passe ici: " Tout est pourri , la charpente est naze, ça ne tiendra pas longtemps!"

En continuant ton inventaire, tu as relu pour la centième fois les quelques lettres menues qui sont couchées dans le tiroir de cette petite table blanche, une sorte de table de toilette.

C'est écrit tellement fin et devenu si pâle que tu devines plus que tu ne lis : "Ma chère Henriette", des choses comme ça, des lettres pas vraiment d'amour, plutôt de raison. Mais c'est encore dans des rubans , comme il se doit. Il y a quelques cartes postales aussi, dans le temps , on écrivait pas mal sur cartes postales, mais le timbre est collé sur l'image.

Voici la plage de Dinard, et des dames à voilettes toutes en noir, une tenue appropriée pour courir sur la plage.

Des vues de Verdun, où d'autres lieus comme on dit si "évocateurs".

Tiens, et cette photo que tu croises partout dans la maison: tes arrières grand-parents en tenue de médecin et d'infirmière militaires, et leurs deux fils en soldats.

Il semble que Camille ai déjà un bras fantôme, mais grand-père, lui, est encore bien planté sur ses deux jambes, il doit avoir à peine 18 ans, et dans quelques semaines, il va se faire descendre son avion et perdre à jamais la liberté de courir sur les plages .

Tu passes en sortant près de la table d'accouchement, sans la regarder, impossible, elle est trop laide, toute noire, avec son espèce de cuir bouilli tout craquelé, petite et dure..

Le couloir est rose et beige, et gris, et les fenêtres si hautes qu'elles ne permettent à personne de jeter un coup d’œil dehors. En fait tout est voilé, la lumière est voilée, le silence est voilé, les murs sont voilés.

Tu passes timidement sous les énormes gravures rapportant le "retour du fils prodigue" et devant un saint Joseph qui a perdu la main, la porte se laisse tirer à regrets et se rabat violemment derrière ton dos.

A gauche, avant l'escalier, c'est une petite chambre "de bonne" minuscule . Elles étaient en effet bien bonnes pour vouloir vivre là-dedans.

La fenêtre au moins est humaine, elle se laisse regarder à travers, et le fond du "L" est en alcôve pour le lit qui devait être en fer. Et toujours ces même carreaux de terre, roses pâles, beiges, qui "clonguent "sous les pieds.

Pour pénétrer dans l'autre grenier, il faut enjamber une poutre qui court par terre, et franchir la porte ronde, c'est là qu'il y a des fantômes, et des trous dans le sol pour vous faire trébucher.

A travers les poutres de la charpente, on aperçoit comme au travers des arbres le grenier du coin, qui à lui seul est une cathédrale. Mais on ne peut pas y accéder de cette partie là, il faut tout redescendre et remonter par l'autre aile. Ou bien essayer de franchir le muret mais pour cela il faut traverser le plancher qui vacille et monter sur les piles de "Match" et de "Chasseur Français", ça glisse. Et puis on risque de rencontrer le fantôme qui est accroché dans le jeu de "miroir aux alouettes" , et puis tu t'es collé de la poussière partout.

Dans la "cathédrale", le silence est encore plus impressionnant qu'ailleurs et comme tu lèveras le nez pour la millième fois, tu te demanderas pour la millième fois comment grand-père a pu attacher l'antenne de télé dans l'enchevêtrement de poutres et à une telle hauteur. Mais il n'est pas à ça près. Il a déjà fait pire, par exemple monter avec son pilon (dont l'extrémité fait dans son diamètres pas plus de 5 ou 6 centimètres!) tout en haut de l'échelle double , histoire d'aller tailler la vigne vierge.

Et encore, s'il n'y avait pas de choses qui dépassent, mais sa jambe qui n'est pas perdue traîne partout derrière lui, cela occasionne des désagréments..

Te voici à la lucarne, celle qui restes toujours ouverte pour que le linge sèche. D'ici, tu peux voir le voisinage, qui ne peut pas te voir, c'est la meilleure place pour planter tes deux coudes. Il y a juste assez d'espace.

C'est une fenêtre d'espionnage, personne ne le sait, que toi. Tu vois filer devant ton nez les tuiles cahin-caha du porche d'entrée et au bout le petit jardin.

Le petit jardin a plusieurs histoires, dont certaines secrètes .

La plus connue, c'est qu'il y avait dans les temps immémoriaux une chapelle dans ce jardin. C'est bien normal puisque des évêques ont séjourné ici. Il était bon qu'ils puissent aller faire une petite prière dans un endroit approprié. Comment se concentrer lorsqu'on entend tinter les casseroles à la cuisine, le remuement des bûches dans les cheminées, les bruits de voix, et les disputes, on oublie trop souvent les bruits de disputes qui sont très déconcertants.

Alors il est probable qu'il y a aussi des gens dessous la terre à cet endroit, c'est plus pratique, pour prier pour eux. Enfin c'est ce que tu penses, mais toi, tu ne pries pas.

De l'autre côté de ce petit jardin, il y avait une cabane, avant, ta cabane, bien carrée, bien nette, bien propre, faite avec une de ces gigantesques caisses de transport, au retour de Nouméa.

Cet endroit est le plus solitaire que tu puisses imaginer, tout cerné de son haut mur, et de toutes façons s'il n'y a pas le mur, il y a la haie, et au milieu, juste cette petite pelouse, sauvage, avec des essais mal aimés de rosiers qui ne survivront pas, de mimosas frigorifiés par l'ombre du chêne.

L'herbe est a ce point serrée qu'elle fait comme un feutre mou sous tes pas, ça s'enfonce, c'est silencieux, la mousse gagne.

***

Une touffe d'herbe c'est passionnant à dessiner, très compliqué. Il ne faut pas s'y perdre dans tous ces brins, les tordus à droite, les tordus à gauche, les petits malingres, et dedans tout ça des petites choses qui ne ressemblent à rien, comme des petits fils, des choses maronnasses.

L'important est de ne pas se soucier de faire chaque brin, sinon, vous y passer la journée et le résultat est cruel.

Je préfère entremêler en superposition pour ne pas perdre le fil, garnir les interstices de sombrosités, d'un va et vient serré de la pointe du crayon. Il est indispensable de choisir des pointes sèches, au moins du 2H, sinon, la moiteur de votre paume, si vous n'y prenez garde, donnera à toute votre composition un feutrage dommageable. La netteté d'une touffe d'herbe en fait toute sa beauté.

Bien sûr si vous désirez faire toute la prairie de cette façon, il vous faudra plusieurs crayons.

***

(...)En revenant vers la maison, tes bottes font ce petit écrasement joyeux sur le gravier mouillé, à chaque pas: "gruik, gruik", ou même parfois un long raclement , c'est le talon qui, quand la jambe revient d'arrière en avant, a frôlé le sol, ça fait très solide, comme bruit.

Tu pousses la lourde porte d'entrée dans l'aile Nord. Celle-là, elle fait un bruit effrayant, comme un cri rauque, et tu entres dans un escalier si sombre, avec toujours ces gigantesques dalles de schistes pour gravir l'escalier. Elles sont toutes humides, un peu poisseuses, et une odeur de fioul ne te quittera qu'au demi palier, où il commence à sourdre un peu de lumière des deux lucarnes hautes . Un peu seulement puisqu'elles donnent sur la douve de l’autre côté où des espèces de rhododendrons géants prolifèrent.

Après, l'escalier est plus gai, jaune pâle, beige rosé, éclairé de plein fouet par un exemplaire de ces fenêtres démesurées qu'on trouve partout ici. Combien y a-t-il de carreaux? Est-ce une question intéressante? Bien sûr si l'on doit les dessiner. Mais quand elles éclairent, on voit bien qu'il y en a beaucoup, de carreaux.

Il y a comme un silence épaissi sur ce palier, peut-être à cause de l'amas de toiles d'araignées qui double les carreaux. Les araignées en sont absentes, où simplement rangées dans le fond des tubes soyeux qu'elles créent dans les interstices de la fenêtre. Est-ce que ces animaux regardent par les fenêtres, est-ce pour cela qu'elles s'installent toujours en partie dans ces coins là?

De toute façon c'est une compagnie vraiment silencieuse, pas dérangeante.

Sur ta gauche une odeur de suint, de peau de mouton, est comme un chemin qui mène à la chambre de ton frère.

Il y a une volée de marches courtes, et cette petite soupente comme un nid de pie, totalement séparée du reste de la maison.

Tu sais sans y aller l'exacte disposition des choses : le lit bateau dont le fond a été démonté pour permettre le passage des pieds, la malle refermée sur de splendides chemises, un costume aux teintes extravagantes ramené du Honduras, et comme un leitmotiv : quelques cartouches . Un chasseur tel que Franck ne sait pas combien il ressemble aux animaux qu'il traque, déposant en petits tas les objets fétiches qui jalonnent son temps : les cartouches, de petites plaquettes de bois d'essences diverses , un pot rempli de crayons à papier, ses pipes..

39 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page