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La vocation

Photo du rédacteur: annepatayannepatay

Dernière mise à jour : 6 oct. 2024



Texte de Mars 2000



Il faudra bien, un jour, que je me fixe en moi-même une idée à peu près claire de ce que je fais.

Je ne sais pas ce que je fais. J'aimerais pouvoir dire, je suis secrétaire trilingue dans un grand cabinet d'assurance Duchmol, j'ai un timing de dinnngue, mais grâce à Dieu, je sais m'organiser.

Je trouve que ça fait bien, sérieux, et tout, la fille qui ne se moque pas du monde.

En rentrant de sa dure journée, elle peut sans complexes s'affaler dans le canapé qu'elle a en partie contribué à financer, du coup, ils ont pris le plus cher celui en cuir qui fait la moitié du salon. Et prendre un whisky bien frappé. Ouais...

Elle a le droit de soupirer, d'être lasse, d'être à cran, elle a plein d'histoires de collègues de bureau.

J’aimerais bien avoir des histoires de collègues de bureau.

Moi, je cause à mon ordinateur. Quand j'en ai marre, je vais manger un morceau de chocolat debout devant le placard de la cuisine, de honte.

J'ai toujours quelque chose de plus important à faire que de rester dans mon bureau : m'occuper de la lessive, réparer la lampe, redresser le figuier qui prend une pente dangereuse.

L'autre jour, une dame m'a accosté dans la rue :

« c'est vous qui faite de la peinture ? », elle dit. Je dis oui, ça n'engage à rien.

Elle me dit: ma fille aimerait bien venir vous voir peindre.

Dans le for intérieur de moi-même, je grommelle: Est ce que je demande à aller la voir écosser ses petits pois, moi ?

Et puis la peur m'envahit : si je dis oui, elle va venir le jour où j'aurai décidé de nettoyer la gazinière ou de passer la tondeuse. Je marmonne:

- Vous savez, je ne sais jamais quand je vais peindre..

Ça fait le genre : ah, ces artistes. Elle ne va pas venir vérifier, je pense.

Mais c'était un modèle "je ne lâche pas le morceau".

En me répétant simplement la même phrase 14 fois sans tenir compte de mes blêmes protestations, elle a gagné, j'ai dit oui.

Depuis, je ne la regarde plus, je ne la vois pas, je l'esquive, on ne peut pas faire plus grossier. Cela suffira-t-il?

Pourtant, je m'étais faite à l'idée que, comme nul n'est prophète en son pays, je ne serais jamais emmerdée par mes proches concitoyens. Comme quoi...

Tout ça ne résout pas mon problème, qui suis-je, où vais-je, et quand?

C'est comme ça quand on fait des choses qui ne ressemblent à rien. C'est bien fait.

On veut éviter les horaires, la hiérarchie qu'on enverra forcément ch.., les fiches de salaire qui donnent envie de se coucher là et d'attendre. On veut faire sa différente, son éclectique, sa dilettante. Pas sérieux, tout ça, vous faites quoi, au juste?

Dernièrement, j'avais pensé à de la chaudronnerie, j'aimerais bien savoir souder. D'ailleurs, j'ai commencé, petit, certes, mais avec un fer à souder. C'est très amusant.

Quand il me vient une idée, forcément, par habitude, je me dis, oui, mais est-ce commercialisable?

Il faut dire que je suis exécrable dans les affaires commerciales.

Par exemple, j'ai fait de la sculpture. En les faisant (grillage et papier mâché, divin) je me disais, « ça ferait chouette, dans une galerie, toute une série de ces machins, peinturlurés en diable, légers, rigolos, un succès fou, certainement ».

J'en ai fait deux.

Quand à la peinture à l'huile, j'ai toujours affreusement envie d'en faire et puis dès que je commence une toile, qu'elle est à peu près barbouillée de partout, en attendant le vrai travail, je cale.

Elle est là, la dernière, oh, la grosse vilaine, elle se cache derrière le secrétaire.

Pourtant quand je suis dessus, la vocation, la vraie me frappe de plein fouet, je jubile, j'apothéose, j'exulte. Je la vois déjà, c'est peut-être ça d'ailleurs, le problème, puisque je la vois déjà, je n'ai plus besoin de la faire.

Ça, c'est de la psychologie.

Tripoter les pinceaux, les gros tubes, l'odeur, ah, l'odeur de la térébenthine, plantée devant mon chevalet je me sens bien. Je me sens tellement bien que je reste là, à regarder le rien.

Ça me rappelle les exténuantes journées de travail, aux Beaux-arts.

On avait des conditions tellement dures, qu'on avait été obligé d'installer un fauteuil au milieu de l'atelier. Il était toujours occupé. On n’a jamais autant parlé de ce qu’on n’avait pas encore fait, qu'on allait peut-être faire, qu'on ferait sûrement, mais la semaine prochaine, vu que là, les conditions n'étaient pas...non non.

Parfois, on entendait le pas lent et exténué d'un prof, qui venait lancer un long regard qui en disait vachement plein de choses intelligentes. C'est peut-être là que je l'ai attrapé, la maladie. C'est comme le palu. On a l'air sain, comme ça, mais sous le teint vif, le regard clair, quelque chose de lourd, de lent, qui ralentit les gestes, fait bailler, regarder dehors.

Je n’aurais sûrement pas les mêmes symptômes si j'avais fait une école de commerce.

Je ne me suis pas sentie concernée complètement par l'investissement moral que représentait notre confrérie. J'étais pas "in", refusais de discourir sur ma peinture, (et qu'est-ce que j'aurais bien pu raconter?) , ne trouvais pas absolument génial de babiller pendant des heures sur les coups fumants qu'on pourrait faire, et les futurs artistes géniaux qu'on allait tous devenir.

Je ne sais pas ce qu'est devenue la petite boulotte toute en noire, avec ses lunettes toutes cerclées de gros plastique noir et qui cassait ses toiles triangulaires.

Debout devant son machin tout déglingué accroché au mur, elle parlait, elle parlait, ça coulait comme une rigole au bord du trottoir.

C'est là que je me suis rendue compte que je n'étais pas à la hauteur.

Papa voulait que je fasse ingénieur agronome. Comme lui.

Il croyait que j'étais lui, mais en fille.

Nous, dans la famille, on laissait entendre qu'il était ingénieur à Grenoble, ça nous paraissait bien plus exotique.

Mais bon, vu que je ne le sentais pas complètement épanoui par son boulot, je n’ai pas donné suite.

A part pour le lycée agricole.

Le lycée agricole est une expérience intéressante dans la vie d'une jeune fille.On y apprend à retourner une brebis sur le dos. Pas facile.

Et à reconnaître l'odeur du bon ensilage de maïs. (Parce qu'il y en a du bon, si.)

Ça sent le chocolat.

On y apprend aussi en option la sauvage brutalité mâle d'un environnement d'environ 85% de garçons en pleine puberté.

Manifestement une proportion de garçons ayant reçu durant la huitième semaine de leur conception une dose massive de testostérone.

Des gars bien en viande, qui plantaient deux colonnes de tranches de pain de chaque côté de l'assiette à la cantine. Pour saucer.

Des gars de la campagne. Je sais, je ne devrais pas dire ça, ça fait jugement hâtif, ségrégation, tout ça, même si je n’en dis pas de mal.

J'en dis pas de mal, c'est juste que. Ça discutait beaucoup tracteur dans les intercours, et ils s'y connaissaient vachement bien en ensilage et en ray-grass.

Au niveau reproduction animale, ils avaient l'air d'en connaître un bout aussi, enfin, surtout le leur. Nous, on faisait les vierges effarouchées quand ils nous suivaient dans les couloirs en faisant des bruits indécents.

J'ai pas mal travaillé mon anti-féminité, à cette époque, poils longs sur les jambes, coupes de cheveux à faire frémir, fringues moches. J'ai réussi.

Je me sentais un chouïa décalée, parce qu'en fait, je ne voulais pas du tout devenir agricultrice, ou technicienne en insémination artificielle. Ma vocation subite pour le lycée agricole tenait aux huit cent petits mètres qui le séparaient du club de cheval où j'avais mes habitudes. Le lycée "normal", en plein centre ville, ne m'aurait pas du tout convenu.

Au club de cheval, là, j'avais une vrai de vrai vocation. Parce qu'il y avait plein de "vieux", et c'est bien plus intéressant que des jeunes buffles en pleine croissance. C'était comme une garderie pour adolescentes, pas besoin d'aller ailleurs pour chasser le frôlement avec le mâle adulte.

Accessoirement, il y avait des chevaux, et ça nous faisait comme un passe temps réglo pour les parents, complètement rassurés.

Donc après ce cycle d'étude passionnant, je ne suis pas devenue productrice de maïs ensilage non plus.

Je ne sais toujours par reconnaître le ray-grass d'Italie, du ray-grass Anglais. Il paraît qu'il y en a un qui est plus poilu que l'autre. Pour les ignorants, le ray-grass, c'est de l'herbe, ni plus ni moins.

J'adore les vaches, mais je ne sais pas non plus reconnaître au toucher de pis une bonne laitière d'une mauvaise.

Par contre je sais les dessiner. L'herbe aussi, ray-grass ou fétuque, ou quelque soit son nom, j'aime beaucoup dessiner de l'herbe.

Ça tombe bien, ce sont deux sujets qu'on peut mettre ensemble sans trop de problèmes.

Bref, tout pour me fabriquer une bonne petite vocation de derrière les fagots : je serais dessinatrice de vaches et de ray-grass.

Notez que ça ne m'aurait pas déplu. Encore faut-il trouver des gens qui vous payent pour faire ça..

J’en ai pas trouvé.

Comme j'avais passé beaucoup de temps au club de cheval, on a tous pensé, moi y compris, que voilà, j’avais trouvé ma vocation, être "dans les chevaux".Mais monitrice d’équitation, dans la famille, on se doutait que je ne deviendrais pas millionnaire avec ça.

J'ai quand même essayé, mais un sauvage manque de retenue de ma part faisait que mes reprises duraient deux heures durant lesquelles je donnais tout. Je finissais aphone, apoplectique et le cerveau aussi essoré qu'une lavette à éponger épongée.

Mes élèves, hagards et perturbés par trop d’informations, ne me remerciaient même pas. Ingrats.

Et puis, si on y songe, faire frotte-boots dans la sciure quand on est frileuse, pas loin d'asthmatique et presque arthrosée de la hanche, ça use.

Il aurait fallu que je devienne championne de CSO, ou bien, papa me voyait bien en technicienne des haras. Ça vous avait un petit côté discipline et rigueur qui ne lui aurait pas déplu. Moi si.

Alors j'ai fait d'autres trucs.

J'ai vendu des tableaux, tiré des traits pour décorer des pots de rillettes, photographié des tubes d'acier chromé, ramassé des cerises, vendangé, vendu de la brocante, fait la plonge , le ménage, la monitrice, les boxes, de l'entraînement de chevaux de course.

J'ai fait des portraits dans un mobile-home où il faisait 40° l'été pour les pauvres et les nécessiteux du coin.

J'en ai fait pour des familles avec tout plein d'ancêtres dans leurs armoires et tout plein d'enfants pour produire tout plein d'ancêtres pour les prochaines générations.

J'en ai fait pour des fans de Machin et de Truc-chose pour qui je n'étais absolument pas fan.

J'ai fait des têtes de bébé, des têtes de chien, des têtes de tout.

J’avais pas la tête à ça.

Mon problème à moi, c'est que j'ai trop de vocations. Et le problème encore plus épineux est que la vocation qui me tente le plus est celle pour le truc que je n'ai encore jamais fait mais que j'adorerais sûrement. Avec une seule vie, ça va faire juste. Va pas falloir perdre de temps.

Je viens juste d’avoir, hier matin, une sacrée vocation pour les confitures.

J'ai acheté des melons, des tomates bien rouges, des poires trop vertes, j'ai pas de sureau, sinon, j'en aurais fais aussi. Il me faudrait une brouette de pots.

Evidemment, vocation ne veut pas forcément dire réussite.

Celle d'abricot a trop cuit, il y a des morceaux noirs. La melon est plutôt liquide et tendre chéri n'aime pas la confiture liquide de melon. La tomate est en train de cuire, j'espère qu'elle va perdre un peu son goût de tomate.

Est-ce qu'il faut que j'attende que les poires soient mûres pour les confiturer?

J'ai oublié la tomate sur le feu, elle est trop cuite. Je rajoute un coup de rhum.

Elle a vraiment le goût de rhum maintenant. On ne sent presque plus le goût de cramé et celui des moules au vin blanc que contenait le pot précédemment. Ni celui des tomates. J'ai réussi.

Réussir est une affaire laborieuse, qui demande sérieux et ténacité, et viser l'argent. Ça, c'est pas ma vocation.

Et puis, pour réussir, il faut savoir se reconnaître. Il n'y a pas si longtemps, si quelqu’un, en face de moi, avait fait : "Et, toi, l’artiste!", je me serais retournée pour voir qui se cachait derrière.

Quand je parlais de mon travail, c'était comme si j'avais fait du trafic de shit, je devenais rouge, je bafouillais, je disais: "oui, mais bon, c'est pas vraiment, c'est juste, peu, pas, pas très.» C'est pas vendeur.

Imaginez un marchand de pizza qui vous dit, tout rouge : « oui, mais bon, vous savez, c'est pas vraiment, pas très, peu de chose ». Vous l'achetez, sa pizza?

Maintenant, ça va mieux.

Mais je ne sais toujours pas exactement pour quoi je suis faite...

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1 Comment


Anak Sora
Anak Sora
Jan 25, 2022

"fais ce qui te chante et tout chantera en toi " . K.P et puis "je ne sais pas ce que je veux faire , parce que c'est trop fort ce que j' ai envie de faire. ça n'existe peut-être pas encore, il faudra que je l'invente " R.G. merci pour les textes avec tous ces mots vrais . 😊

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