Hiver 1987
Il ne fait pas très beau, je viens d’arriver pour travailler dans ce lieu perdu dans les pins,
J’ai du mal à faire connaissance avec le maître des lieux, c’est un personnage dont j’ignore le fonctionnement, il y a beaucoup de force qui s’en dégage mais quelque chose qui me met aussi mal à l’aise
Je m’approche du bord de la carrière, il doit faire gris, ça sent le sable humide, une odeur blanche.
Sur une partie du rectangle , M A fait tourner au bout d’une longe un cheval athlétique bai-brun, Klid.
Il a 9 ans, et est resté vierge de tout dressage jusqu’à ce qu’il arrive ici. Son caractère de cheval adulte et sa carrure ne permettent pas un débourrage classique. De toute façon ici rien n’est classique.
Au bout de la longe, Klid est frémissant, être tenu lui déplaît, mais son oeil est fixé sur l’homme au centre, il trotte de façon nerveuse, un peu désordonnée, avec ses grandes épaules, son dos magnifique, sa tête anguleuse.
Il s’arrête, comme si un fouet avait claqué mais rien ne s’est passé, je n’ai entendu aucun ordre, je n’ai vu aucune tension sur la longe. Il repart.
M A utilise son énergie interne , tous les changements d’allure sont demandés par ce qui émane de lui, de son regard, d’une certaine tension dans le corps, de la respiration.
En fait c’est la première fois que je vois se matérialiser ce flux invisible.
La volonté dirigée sur l’animal est comme un courant qui le conduit.
L’homme est aussi vibrant que l’animal, l’échange de regard est permanent,
Puis la séance s’arrête et les choses redeviennent normales, le lien corporel entre les deux juste confiant.
Cet homme est un vertige, sa volonté de prendre le pouvoir sur l’esprit,
je suis peu sûre de moi, mais pourtant un entêtement à lutter , à ne rien céder au magnétique.
je peux résister puisque je sens la volonté d’avoir un ascendant sur moi.
J’ai hérité de la charge de monter Klid, il me fait peur , mais sur lui, je suis parfois une autre personne.
Malgré tout, le sortir seule dans les enfilades de pins, sentir qu’il attend la moindre ouverture pour se projeter me recroqueville sur son dos, je ne maîtrise rien.
Tant qu’on travaille en carrière, en un lieu clos, je peux m’exercer à utiliser la maigre énergie que je dirige sur lui, ma respiration, les battements de mon coeur, pour le ralentir, le cadencer, le faire danser.
Nous chantons, et devons obtenir que le rythme que nous donnons devienne celui du cheval, nous projetons une couleur de notre esprit à celui de l’animal, ou des menaces silencieuses, ou des cajoleries, une énergie douce ou au contraire vivace et impérative.
Voilà l’endroit où je suis arrivée par hasard.
J’y reste à peine trois mois, je dois me sauver,
L’enfermement dans la forêt, dans ce huis-clos de quelques personnes, dans cette petite maison basse, je cogne mon front sur la vitre, je dois sortir, je dois marcher, l’étouffement est physique ,
Ces accès d’asphyxie, c’est la première fois que je les ressens aussi violemment.
Chacun à sa manière exprime les contraintes de cette situation , A P se jette un soir sur sa porte et lui donne des coups de hache, il avait projeté quelque chose sur moi, mais bien sûr je l’ai repoussé, que puis-je accepter ici qui ne vienne pas exclusivement de ma volonté propre !
J A m’envoie des lettres qui arrivent pas trois ou quatre, de grosses liasses , dans le monde de l’utopie, nous sommes rois.
Je me mets à saigner du nez de façon ininterrompue pendant trois jours, je vais me faire cautériser à l'hôpital.
Mon goût de la défaite fait merveille, au premier concours que nous faisons Klid et moi, c’est la débâcle, il est en liberté sur un terrain où je ne suis même pas en moi.
Je suis en train de muter, de quitter ma coque d’adolescente attardée, mais dans combien de remous.
Premières confrontations à des désirs d’hommes qui s’adressent à une femme et plus à une presque gamine.
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