1973
Quel choc ça a dû être pour maman de quitter Gardes pour un appartement en centre-ville à Pau, avec papa .
On avait passé une année si lumineuse dans les collines, moi, trois de mes frères et ma mère.
Si libre, si pleine et si large.
Sans doute pas beaucoup de confort, moi et mes frères dans la même chambre, le froid, un certain minimalisme matériel, les longs trajets en vélo pour l'école et le collège,
Mais tellement d'autre chose, cette autre chose qui nous ferait de nouveau si totalement défaut les années suivantes.
Pas le paradis pour l'enfer, non.
L'ivresse pour la retenue, l'espace pour la contrainte, la joie pour la grisaille.
En ce moment il y a une phrase qui surnage dans les réseaux , une citation de Duras:
"Il reste toujours quelque chose de l'enfance, toujours"
J'en suis là .
Quelque chose qui suffoque en moi, comme en souvenir de cette époque, un rappel lancinant, comme si j'étais une petite girafe née sur le sol africain et élevée ensuite dans un parc animalier. Un appel.
Sous les injonctions contradictoires et entremêlées de notre enfance, les déclarées, les souterraines, quels choix faisons nous?
Les plus lisibles sont suivies avec confiance et sentiment de légitimité, jusqu'à ce que..
Les souterraines ne se laissent jamais oublier. Un éclat de la lune, un passage de nuages et hop, cela vient comme une larme lourde affleurer .
Il faut du temps pour l'entendre, il m'a fallu du temps, être sage,
Il ne faut pas se pencher par la fenêtre du train, car sinon, on risque de vouloir s'envoler .
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Notre chambre est un grand espace carré avec deux fenêtres, la porte est une pièce de bois un peu gourde, qui chuinte et achoppe à l'ouverture, le clenche est brun rond, il faisait un bruit haut , assez joyeux, quand maman le soulevait pour nous réveiller le matin.
Avant ça, on avait entendu les cuillères sonner dans les bols jaunes en pyrex, le bruit du sèche-cheveux pour allumer le feu, le gémissement du tiroir pour attraper le pain.
Ce sont trois petits lits maigres et mal élevés, et un gros lit bateau ancien pour mon frère aîné.
Il y a les couvre-lits à fleurs qui datent de Nouméa, une armoire en bois jaune, un grand rideau beige sensé nous séparer moi et mon frère Y , de nos deux aînés. Nous sommes répartis aux quatre coins de la pièce.
Il doit y avoir une table jaune aussi au milieu, peut-être.
Mon frère F dort sur le ventre, il a chassé son oreiller qui traîne à terre, de mon frère Y je n'aperçois que les cheveux noirs.
M dort sous le trou dans le plafond qui permet à un petit loir de lui envoyer des miettes sur la tête.
Le plancher sonne creux sur la cave, les murs sont comme une mer assez calme , pas très lisses, pas très plats, enduits de blanc, au dessus de mon lit, une affiche d'Ennio Morricone pour "Mon nom est Personne" .
Les distances qui nous séparent les uns des autres sont très codifiées, je ne transgresse pas les limites, tout juste la traversée vers le lit de mon frère Y, car il a les journaux que je lorgne, les Pilote .
Ce sont des frères, on ne passe pas notre vie à s'embrasser pour se dire bonsoir, ils ne sont pas particulièrement attentifs à moi, ni tendres, je les observe, c'est un monde étranger.
Parfois ils se moquent de moi, lorsqu'un gros insecte non identifié se jette bruyamment sur mon couvre-lit et que je pousse des hurlements.
La nuit est pleine de grattements, de crissements, le grenier est très peuplé.
Dans la grande pièce à tout , tout est tanguant, on s'installe sur les chaises paillées et elles font un petit balancement sous notre poids, on s'appuie sur la grosse table de châtaigner et celle-ci fuit légèrement sous notre appui,
Pour aller à la cuisine qui est un petit appentis à côté de la maison, on passe par dehors, comme ça on voit le temps qu'il fait.
La cheminée prend tout un mur, le petit rideau qui la chapeaute est comme une mini jupe dérisoire pour cacher sa nudité, il y a un gros divan et des fauteuils comme on jure qu'on en aura jamais chez soi, avec un velours à gros motifs, rouges sombres et verts, et des accoudoirs tournés en bois sombre, ils sont lourds , laids et confortables.
Il y a un petit poste de télé tout bombé et qui crachote des images approximatives. A chaque coup de vent, un des grands file sur le toit pour persuader l'antenne de faire quelque chose.
Du coup on se rabat sur le feu, et depuis qu'il y a Black avec nous, le petit cocker noir, F le fait tourner en bourrique avec des jeux fous.
L'ami D vient parfois jouer de la guitare, ou entamer des discussions neptuniennes avec maman .
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